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Carnet de route: Cambodge



"Tu es née pour être heureuse, ma chérie"
La mère de Maria Daza à sa fille, tous les jours


28 septembre 2000: Frontière, côté Vietnamien. Les douaniers Vietnamiens bouchent leurs oreilles. Et moi, je crie plus fort. "Je vais par là, on me dit de faire demi-tour, je reviens : vous m'envoyez dans l'autre sens, alors si vous voulez me fouiller, faites-le ici et tout de suite ou laissez-moi passer." D'un geste furtif, on m'expédie au Cambodge. Les douaniers zélés ne sont plus ce qu'ils étaient.

Première vision du Cambodge : des touristes à pied, sales et épuisés. Deux anglaises mutilées de piercings m'expliquent que leur minibus a crevé deux fois, elles ont pris quatre bateaux, trois radeaux et elles ont dû marcher sur les onze derniers kilomètres. Route inondée. Il leur a fallu 12 heures pour faire 150 km.

Le douanier cambodgien, absolument charmant, m'apprend les mots de survie pour ce nouveau pays. "Soussdayi" (bonjour), "peunn menn" (combien ça coûte) et "aw kounn" (merci). Je me sers des trois pour boire un coca khmer, un kilomètre plus loin.

    "Eh Mademoiselle, vous avez oublié votre passeport !"
Ce douanier est décidément bien sympa. Il aurait pu gagner quatre mois de salaire, voire plus, en revendant le précieux document.
Bon. Il fait nuit, où dormir ?
    "Si vous l'acceptez, je serai ravi de vous héberger..."

Naroeun le douanier me conduit dans son lotissement nu et propret. Il me propose de prendre une douche avant de m'inviter au restaurant. A 30 ans, Naroeun a déjà bien vécu : il tentait de limiter le trafic d'enfants prostitués à la frontière thaïlandaise avant de rejoindre les charniers de la jungle, où il comptabilisait les victimes (faisandées) des khmers rouges. Naroeun en connaît un paquet sur l'Humanité. Où va-t-il donc puiser la sienne ? Voilà une question que je n'ai pas fini de me poser avec les Cambodgiens, invariablement souriants, gais, délicats et charmants. Eux qui ont vu leurs proches se faire massacrer, à l'époque où je poussais mes premiers cris dans un milieu surprotégé.

29 septembre. Devant moi, 150 km de piste inondée. Et seulement 26 heures pour les faire, nuit incluse, si je veux accueillir ma soeur à l'aéroport. En bonne cycliste honnête, je m'étais dit "mon vélo sera beaucoup mieux dans un bus". Mais jusqu'à nouvel ordre, les bus ne flottent pas. Donc, soit ils ont coulé, soit ils n'ont pas osé affronter cette "route nationale".

Que c'est dur, de slalomer entre les nids de poules, d'installer le vélo sur des radeaux, d'essorer la sueur avec un tee-shirt trempé, d'avoir les pieds dans l'eau (ou plutôt, de la vase dans mes chaussures) douze heures d'affilée... Dur, mais plutôt sympa, en fin de compte. Sur ces routes-là, le vélo prend son sens. Pas de circulation, lenteur et silence, calme et beauté des paysages, sourires partagés, lait de coco bu dans les noix, finalement, ç'aurait été crétin de mettre le vélo sur un bus. C'est toutefois la journée la plus exténuante du voyage, avec peut-être le désert vent de face, en Syrie. Je te bénis, Hélène, d'avoir décidé de venir sans vélo malgré ma réprobation.

La nuit tombe et on me fait comprendre qu'aucun bateau ne partira pour Phnom Penh, qui est encore à 60 km. Donc je roule dans l'obscurité. De toutes les façons, je ne risque pas de me faire écraser par un camion : le macadam s'est effondré dans les rizières. En général, la nationale Phnom Penh - Frontière vietnamienne ne fait qu'un mètre de large, un petit mètre gondolé. Dans un village éclairé aux flambeaux, tous les habitants se mettent à me courser en riant et en gesticulant. Je passe sur les ponts de bambous qui remplacent la route, retrouve une piste boueuse, escortée par une foule de plus en plus joyeuse et j'apprécie à sa juste mesure cet accueil de star... jusqu'à ce que la route s'arrête, dans un éclat de rire général. Cette fois-ci, ce n'est plus une grande flaque, qu'il faudra franchir sur des rondins. C'est le Mékong. Sauvage et puissant. Tellement puissant qu'il a brisé le pont en béton. Même dans ses meilleurs sketches, Desproges n'avait jamais autant amusé son public. Ils sont écroulés de rire, tous ces Cambodgiens coupés du monde. Ils n'en peuvent plus, qu'ils soient enfants, adultes ou vieillards. Ils rient tellement qu'ils en toussent. Cette petite blanche sur son vélo énorme, face au fleuve déchaîné, il faut avouer que c'est désopilant. Donc je ris avec eux, de bon coeur, en montrant par geste un bateau. On me demande 30.000 riels (env 60 FF). Je ris moins. Marchandage âpre, trois bateliers se disputent la Française, qui l'emporte pour 3000 riels. Ces villageois sont musulmans, ce qui me permet de ressortir mon bataillon d'alhamdullilah, bismallah, et compagnie... jusqu'à ce que Mohammed, au beau milieu du fleuve, m'explique que si je ne donne pas 5000 riels, il me jette dans l'eau (Xav' a eu le même coup 10 jours plus tard à un autre passage). Le voyage nous a aguerris et inutile de dire que Mohammed n'insiste pas longtemps, surtout que comme je le lui rappelle, "Allah voit tout".

Donc, il me dépose sur la berge et allume son briquet pour que je puisse choisir quels billets lui tendre. La nuit m'avale, je suis crevée, les lumières du village suivant m'attirent comme un quelconque moustique. En titubant de fatigue, j'attache mon vélo devant un resto (bien grand mot) avant de dénicher un hôtel (idem). D'après des informations concordantes, un bateau part pour Phnom Penh demain matin à 6h00. Je m'effondre sur des draps douteux.

30 septembre. kompong Cham.

Je le sais, en Asie, il ne faut jamais s'énerver ou hausser la voix. C'est vulgaire, et surtout, c'est perdre la face. Mais personnellement, je m'en fous de perdre la face et JE VEUX VOIR MA SOEUR. Donc, j'HURLE au comptoir, j'HURLE au pilote, j'HURLE à tout le monde que "me, plane at 9.30 in Phnom Penh and they said boat go at 7.30 and it's 8.30." Le commandant reste très calme : "Au Cambodge, les bateaux ne partent que quand ils sont pleins".

C'est peut-être un peu grâce à moi que le bateau a largué les amarres avant d'être complet. Du reste, j'ai vite arrêté de hurler. Car une fois installée dehors, le dos calé contre la fenêtre du commandant (redevenu souriant) et les yeux ouverts sur le paysage, la sérénité s'installe. Quelle beauté...

Ce Mékong : un ruban de cuivre. Un bel orange martelé de petites flaques azur : les reflets du ciel. Fleuve poissonneux survolé par de gras pélicans, il saigne une végétation épaisse. Avec leurs troncs noyés, les palmiers émergent comme des fougères trapues. Quelques pêcheurs tuent le temps en nous regardant passer. Cette année, la mousson est catastrophique. La pire depuis 40 ans. Le Mékong lèche les toits des maisons. Mais les habitants desdites maisons inhabitables sourient. Ces sourires invariables et jamais redondants qui rendent le Cambodge intensément attachant. Je suis en train de tomber amoureuse de ce pays. Déjà.

C'est donc calmée, que je débarque à Phnom Penh au moment où l'avion d'Hélène atterrit. J'accélère de plus en plus sur l'affreuse route de Potchentong Airport, jusqu'à atteindre un épuisant 38 km/h de croisière, la tête tournée vers la file des voitures qui reviennent de mon Graal. Potchentong Airport. Ah, je m'en souviendrai de cette quête exténuante. Tout ça pour quoi ? Pour voir un petit bout de soeur toute émue et - il faut bien le dire même si elle affirmera le contraire - un peu dégoûtée d'embrasser une fontaine de sueur chaude.

On s'assoit pour boire une bière, à 11h du mat, sous une pluie de mousson brutale et violente. Il nous faut d'ailleurs un certain temps pour réaliser que l'averse s'abat sur nos bagages.

Mais les vacances commencent. Hélène a son beau visage rayonnant et son dynamisme légendaire. Elle me raconte en vrac comment vont tous ceux que j'aime, ce qui prend déjà un bon bout de temps (dix jours pour être exact), me sort les lettres manuscrites des plus fidèles, une bonne dizaine de lettres, inestimables cadeaux de mots (Ro, Julie, Lo, si vous saviez à quel point votre amitié m'est précieuse), bref, c'est Noël. La France débarque avec du saucisson, du fromage, mes photos sélectionnées par Sygma, l'Auvergne, les terrasses de café parisiennes, les photos du petit neveu né après notre départ, ... Hélène est là.

Je ne parlerai pas de nos vacances, puisqu'elles étaient à 100 lieux du Voyage. Mais que ça fait du bien de prendre des vacances ! D'oublier Internet, la caméra vidéo, les photos pour Sygma, les textes à écrire, les dérushages des cassettes vidéos, les voix-off pour ces mêmes vidéos, le site qui n'a toujours pas été mis à jour, les fichiers attachés à réenvoyer parce qu'il y a eu un problème... si vous saviez le temps qu'on perd pour ces "petites choses"... Ça nous rend fous. On ne visite aucune capitale parce qu'après avoir passé 150 heures à bosser comme des cons, on n'aspire qu'à retrouver la simplicité du vélo.

Ca fait du bien, aussi, d'arrêter de ne manger QUE ce qu'il y a de moins cher, en ne dormant QUE dans les hôtels les moins chers et en se battant parce qu'ils sont tout de même trop chers. Quel soulagement, surtout, de retrouver instantanément Hélène telle que je l'ai quittée. Et savoir que Xav' est au moins aussi heureux avec ses parents à Saïgon. Et SURTOUT de larguer mon vélo pour une moTO, une brave Trail 250 Honda qui nous propulse vers la jungle et vers les plages au sable blanc. Sans oublier la magie d'Angkor, où je retournerai avec Xav' mais où je n'aurai certainement pas l'occasion de redormir au Pavillon Indochine, un hôtel au charme incomparable.

10 jours merveilleux, dans un pays merveilleux, peuplé d'habitants merveilleux. C'est le moins qu'on puisse en dire. Pour mieux comprendre leur sanglante histoire récente, nous finissons par le musée Tuol Sleng, un ancien lycée de Phnom Penh où les Khmers Rouges torturaient et assassinaient les milliers de "traîtres à la Révolution", dont vous auriez tous fait partie puisque savoir lire était un crime. Choc. Les photos des victimes couvrent les murs. Sur la plupart, les hommes, les femmes, les enfants, sourient. Alors qu'ils ont les mains attachées dans le dos et que pendant que le photographe les immortalisait sur papier argentique, leurs proches hurlaient de douleur à quelques mètres, dans la cour de l'école. Ils sourient bien qu'ils soient sûrs de mourir très très prochainement. Mais parfois, ils ne sourient pas du tout. Parfois, les traîtres à la révolution n'ont pas 10 ans. C'est dur. Traîtres à la Révolution. Quelle révolution ? Que voulait-il, Pol Pot ? Une société communautaire agraire. L'utopie devait démarrer sur des bases saines. C'est à dire, raser la population et ne garder que les enfants et les analphabètes. Purger un pays. 6 millions d'habitants, 3 millions de morts. On donne une Kalachnikov aux enfants de 7 ans et on leur apprend que leur parents sont des traîtres. Et ils tirent. Personne ne sait très bien ce qu'il s'est passé dans la tête des Khmers Rouges. En 1998, les deux principaux responsables Khmers Rouges ont accepté de parler. C'était juste après la mort (incertaine) de Pol Pot et tout le monde voulait comprendre. Une conférence de presse a été organisée. CNN a débarqué avec ses caméras. Le journaliste de CNN a senti que c'était le jour de montrer ses talents d'acteur et il s'est mis à hurler :

    " Vous, Khieu Samphan, oseriez-vous dire aujourd'hui devant cette caméra que vous regrettez vos crimes ?"
Khieu Samphan a dit qu'il regrettait. L'excellent journaliste a refait son sketch avec Nuon Chea, qui a avoué regretter "les animaux et les hommes morts pendant la guerre". CNN a rangé ses caméra. Ils étaient contents, ils avaient leur petite phrase. La Conférence de presse s'est finie là. Personne n'a jamais compris ce qui s'était passé et quels étaient les motifs exacts des exactions.

Le Cambodge, nous l'aimons trop pour ne pas en parler. Et le Cambodge que voit le visiteur n'est qu'une courageuse façade souriante. Je le sais puisqu'en 10 jours avec Hélène, nous n'avions vu que ces sourires. Et pourtant nous ne traînions pas dans les ghettos touristiques.

Ce pays a connu quelques uns des pires crimes de l'Histoire (dont beaucoup ont eu lieu au XXe siècle). Mais parlons plutôt de la décharge de Phnom Penh, où nous sommes allés avec Xavier, arrivé du Vietnam après 3 jours de routes boueuses et de rencontres heureuses. On y retrouvera les séquelles laissés par les Khmers rouges, même si avant d'y arriver, bien d'autres choses vous révolteront... et vous éblouiront.

Sur les conseils d'un certain David, que nous remercions encore, nous partons donc voir le travail de Pour un Sourire d'Enfant (PSE), une ONG qui travaille dans la décharge de Phnom Penh (si vous voulez leur donner un coup demain, cliquez ici).

Nous arrivons en même temps que des centaines de gamins en uniforme scolaire. Ils marchent, souriants et heureux, vers leur centre, le siège de PSE. Ils reviennent de la décharge, nous dit-on. Nous sommes surtout impressionnés par tous ces sourires, sans bien réaliser ce que ça veut dire "ils viennent de la décharge". Tous ces enfants se lavent les mains, prennent un bon petit déjeuner nourrissant, et tous nous regardent avec des yeux lumineux. Ils sont TOUS beaux. Ils sont venus s'instruire : leurs parents ont accepté en échange de sacs de riz. Sinon, les enfants doivent travailler, c'est une nécessité pour que la famille puisse survivre.

Avec Jocelyn, le médecin bénévole, Jean-Baptiste, l'assistant social bénévole, Anne-Claire et Guillem, profs de français bénévoles, nous partons sur la décharge pour le petit déjeuner des (autres) enfants et la séance de bobologie.







Une décharge, inutile de décrire. Si, peut-être, quelques détails qui changent de nos décharges : lorsque les bulldozers déversent leur merde, des centaines de gens se pressent autour, avec des piques en acier pour fouiller et récupérer les plastiques. Certains sont tellement près des bulldozers qu'on craint qu'ils ne se fassent écraser (ça arrive souvent).

On se tait, ou on dit juste "c'est incroyable", tout en réalisant que jusqu'ici, on avait employé ce mot pour n'importe quoi. D'un pas sûr, nos bénévoles nous mènent par un chemin qu'il vaut mieux repérer pour ne pas s'enfoncer dans la boue mêlée d'immondices. Nous arrivons à l'abri ombragé installé par PSE pour les enfants qui n'ont pas encore eu la chance de rejoindre l'école du centre.

Là aussi, les enfants sont TOUS beaux. Leurs yeux dégagent une lumière qui manque à nos top models siliconés. Bien sûr, certain ont des cheveux bizarres (manque de protéines), des verrues, des brûlures (la décharge fume en permanence), bien sûr, ils souffrent de carences et ça se voit sur leur corps, mais je vous jure que leurs regards sont fondants. On a envie de tous les prendre dans nos bras.
D'ailleurs, ils ne mettent pas bien longtemps à réaliser cette envie. Ce jour-là, avec quatre enfants pendus à chacun de nos bras et six par jambe, nous retrouvons le goût des farandoles et des rondes. Ces enfants nous donnent une joie sourde, immense, magnifique. Joce, Jean-Baptiste et Guillem désinfectent leurs petites plaies diverses et... et nous partons. Les enfants retournent travailler sur la décharge. Comme tous les jours, 250 repas complets ont été servis. Joce ramène au Centre les petits qui ont besoin de plus de soins. Le pick-up démarre. Chacun se dit "pourquoi ne sont-ils pas TOUS au Centre ?". Merci, Marie-France et Christian des Pallières, d'avoir créé ce Centre. Merci et bravo. Il faudrait un site Internet complet pour expliquer comme cela a été dur, et un autre site pour expliquer le bien que vous faites.

Dans le Centre flambant neuf, bien mieux conçu que la plupart des écoles cambodgiennes, nous croisons Christian des Pallières. "Bravo, vraiment, merci..." "Vous savez, on ne pourrait pas faire grand chose sans nos bénévoles, ceux qui sont là et ceux qui sont en France". C'est vrai. Une bénévole passe dans le coin. Encore une de ces créatures de rêve (elles sont toutes plus jolies les unes que les autres, Xav' confirmera) qui ont conclut un cursus universitaire brillant pour mettre de l'argent de côté, payer le billet d'avion et venir donner un an de leur vie à des petits chiffonniers. Elle nous demande ce qu'on fait là, je lui explique en deux mots le voyage et elle ose me dire "c'est génial ce que vous faites".

    Moi : "Oui mais nous c'est égoïste".

    Elle : "Moi aussi, je le fais par égoïsme. Regarde ce que nous donnent ces enfants, c'est démesuré..."

"Egoïsme". Après tout, n'est-ce pas en pensant d'abord à son épanouissement qu'on arrive à propager le bonheur qu'on ressent ? A Téhéran, Marie nous l'avait affirmé. Ce voyage nous enseigne que le bonheur se niche partout où plane l'amour. Fusse dans les déjections humaines d'une décharge habitée.

La misère, nous la côtoyons depuis un an. Sortis d'Europe, îlot doré, nous avons entamé le voyage de deux nantis autour d'un monde ... abject d'injustice. Un monde pourtant merveilleux, pour nous, puisque nous sommes nés du bon côté. Une preuve, parmi tant d'autres : nous avons le droit de nous déplacer. Combien donneraient-ils, les immigrés clandestins, pour avoir le droit de fuir ? Mille fois plus que ce que nous versons pour nous promener à vélo.

Depuis la Tunisie, la misère nous entoure si inévitablement qu'elle en devient transparente. L'apitoiement stérile n'a jamais fait avancer le monde, donc inutile de décrire le dénuement dans ces Carnets de Route forcement trop courts. Néanmoins, une forme de misère nous choque inévitablement : la misère morale. Celle qui se cache sous un fatalisme mal vécu, nourri par les traditions, ou la foi du charbonnier. Misère de ces visages éteints, de ces vies désespérantes de vide. Misère parfois lucide. Une Iranienne m'avouait : "Ce ne sont pas seulement vos libertés de pensée que j'envie, mais la capacité de pouvoir les penser". Combien de pays confondent enseignement et bourrage de crâne ? Dans les écoles du monde, les enfants n'apprennent que "par coeur", en général. Surtout, ne pas les aider a réfléchir. Lobotomie insidieuse. Succès garanti.

Misère d'un avenir triste, forcément. Parce qu'au lieu d'être né en France, dans une famille débordante d'amour, Mohammed, Reza, ou Raj a poussé son premier cri dans un pays où l'épanouissement personnel n'est qu'un concept.
Ne parlons pas de Fatima, Souhaila, ou Nan, puisqu'une femme n'existe que pour engendrer et obéir à son père, puis son mari, puis son fils.

Dans ce monde révoltant, deux cyclistes se baladent en regardant sur les côtés. La misère est là, dans les champs arides, les villes clones, les rizières lumineuses. Ses victimes portent une pioche, bêchent le sol, courbent l'échine. Les rides profondes, les mains calleuses, elles relèvent la tête et nous regardent passer. Elles observent ces deux étrangers qui ne seront jamais assez sales pour savoir ce que c'est que d'être pauvre. Elles nous regardent flâner, elles qui ne connaissent que le labeur, ... et elles nous sourient. Parfois même, elle nous applaudissent. Elles qui triment pour survivre, nous qui nous laissons vivre.

La misère choque quand ses victimes subissent sans se révolter. Mais elle secoue lorsque l'éclat d'un regard la défie avec noblesse. Dans cette décharge de Phnom Penh, les deux facettes s'affrontent. Qui va gagner ?

Nous avons eu l'occasion de visiter un autre orphelinat, au Cambodge.
Et nous en étions ressortis la tête basse, bien que là aussi, une ONG faisait de son mieux. Mais PSE n'est pas une ONG classique. C'est le combat de Christian et Marie-France des Pallières. Deux personnes, profondément intelligentes, qui savent utiliser leur intelligence pour faire du bien. D'ailleurs, elles ne sont plus deux, mais une armée. Des centaines de bénévoles, des milliers de donateurs : la marche avance comme un raz de marée. Les Pallières ont investi dans du matériel de pointe pour tourner et réaliser un film exceptionnel (tout sauf misérabiliste), ils ont engagé une vieille Cambodgienne pour apprendre aux enfants les valeurs que les Khmers Rouges ont voulu raser, et ils ont choisi la même arme que les Khmers Rouges pour faire passer leur message humaniste : ils se servent des enfants pour rééduquer un peuple brisé.

Le Cambodge est un pays qui souffre. Ces enfants, qui ont tué leurs parents de sang froid lorsqu'ils avaient 8 ans, ces enfants sont aujourd'hui parents. Et ils sont fous. Là encore, le mot n'a pas le même sens que d'habitude. Ils sont fous, dans le sens où ils battent leurs femmes jusqu'à la mort (5 cas de femmes mortes sous les coups, rien qu'à la décharge, au mois d'octobre), ils vendent leurs enfants pour 40 dollars (dans certains bordels, les gamines sont attachées aux lits), ils peuvent fracasser un crâne à la hache pour voler une mobylette (c'est arrivé le jour où nous étions à la décharge, justement, mais nous n'en savions rien), ils sont fous et comme le dit Christian des Pallières, le pire, c'est qu'on peut les comprendre. Et leurs enfants reproduiraient les mêmes schémas familiaux, si PSE n'était pas là pour leur apprendre ce que c'est qu'une famille, ce que c'est que l'amour, ce que c'est qu'être heureux.

Chaque soir, les petits chiffonniers devenus écoliers rentrent chez eux. Ils ont des trucs à raconter à leurs parents.

Bon, il faut que j'accepte de quitter cette décharge, à présent. Surtout qu'avec ce qui est marqué au dessus, vous allez croire que le Cambodge est un pays de psychopathes. Comme déjà, personne n'ose y aller à cause des mines... A propos de mines, on peut le lire dans le Lonely Planet : ce sont les Britanniques qui ont financé les stages d'entraînement des Khmers rouges, avec pose de mine antipersonnelles. Les Khmers Rouges étaient pauvres, sous-entraînés et sous-équipés avant que les Etats-Unis ne se disent "mais voilà ce qu'il nous faut pour éradiquer les Viêt-cong". Donc, l'Occident a choisi son camp, le camp des massacreurs, et les Khmers Rouges ont pu s'offrir des armes et des stages de perfectionnement pour apprendre comment disloquer un corps humain en une fraction de seconde. Dans la série "choix judicieux", on sait depuis longtemps et de source sûre que la CIA a aussi entraîné les Taliban pour vaincre les communistes. C'était il y a longtemps, certes, mais des femmes ne seraient pas en train de se faire lapider parce qu'on a vu la peau de leur poignet si les Talibans n'avaient pu devenir une force armée.

Entre deux visites à la décharge, nous trouvons tout de même le temps de découvrir et d'apprécier les musiques traditionnelles khmères, qui n'ont pas tout à fait disparu malgré la guerre civile. Vous les retrouverez dans la toute nouvelle page Asie de l'Itinéraire en musique, encore un boulot monstre abattu par Xav. La première, nous l'avons entendue dans la rue, complètement par hasard, un beau matin (Fichier=Cambodge-PP-Concert-Rue.mp3, Taille=673 ko). Elle intègre les fameux xylophones qu'on retrouve partout dans le pays, ainsi que des mini-gongs rassemblés en demi-cercle.
Ensuite, nous sommes allés écouter les étudiants de l'Ecole des Beaux Arts, un havre de paix dans la ville. Ils ont accepté de prendre sur leur temps de cours pour nous faire découvrir deux jolies pièces instrumentales:

Après tout ça, on a fini par quitter Phnom Penh en bateau.

Et retrouver nos vélos à Angkor.

Là, je ne vais pas me livrer à une description touristique d'Angkor, surtout que tout le monde connaît. Ah bon ? Bon, bah ce sont ces temples absolument splendides qui sont dans la jungle. Mais en fait, c'est pas si vrai, moi je m'attendais à la vraie jungle qu'on coupe à la machette. Et bien pas du tout. Ca, c'était il y a 50 ans. Maintenant, on peut descendre du bus devant Angkor Vat, aller visiter ce plus grand édifice religieux jamais réalisé par l'homme, s'extasier devant la grâce des apsaras (les nymphes célestes sculptées partout) ou prendre un moto taxi pour aller jusqu'au Ta Prom, ce merveilleux temple mangé par les lianes et la végétation. En ce moment, les touristes sont moins nombreux que les singes mais la saison démarre en novembre, et vu le nombre d'hôtels, mieux vaut y aller hors saison.

C'est vraiment très beau, Angkor. Les ruines s'étendent sur une telle superficie que Xav' a fait 155 km en 3 jours, à vélo, pour aller de temple en temple. Pendant ce temps là, j'écrivais des textes dans mon hôtel, où les rats se plaisaient tant. Ah c'est sûr, il était loin le Pavillon Indochine où m'avait invité Hélène, lors de ma première visite d'Angkor...

Au bout de cinq jours, on a fini par quitter Angkor, après avoir écouté les déshérités d'une ONG nous jouer la musique traditionnelle Khmère (Fichier=Cambodge-Angkor-Krousar-Thmey.mp3, Taille=745 ko). Krousar Thmey (Nouvelle Famille, en Khmer) apprend aux enfants des métiers qui leur permettront de se réinsérer, dont la musique. Là encore, des enfants de 10 ans portent déjà leur passé en fardeau, même s'ils le cachent en souriant. La prostitution enfantine est devenu un secteur juteux au Cambodge. Ceux qui se battent contre la mafia locale sont régulièrement menacés de mort. Quant aux policiers, ils ont bien assez de mal à gagner leur vie pour ne pas obéir aux donneurs de bakshishs. Pourtant, partout, les Cambodgiens sourient et les problèmes ne se voient pas.

Ce qu'on voit plus, en revanche, ce sont ces gros porcs, la cinquantaine laide, qui boivent leurs bières en se faisant caresser par des jeunes beautés de 18 ans (paraît-il). Eux, ils sont dans tous les bars. Là encore, je ne m'étendrai pas parce que le Cambodge nous laisse surtout des beaux souvenirs, comme l'inoubliable "nationale" Phnom Penh - Poipet (frontière Thailandaise). Inondée, c'est peu dire. Enfin, nous avons pu sortir la caméra et l'appareil photo pour prouver au monde que nous sommes des zaventuriers (pff pff pff). En portant nos vélos, avec de l'eau jusqu'à la taille, par exemple. Sans parler de la boue, très amusante jusqu'à ce que je m'étale deux fois dedans, avec vélo et matériel.

Deux soirs de suite, nous sommes accueillis par des familles prévenantes. Ça nous rappelle l'hospitalité musulmane. On se fait quand même piquer 120 dollars, que j'avais judicieusement laissés dans mon short, mis à sécher sur le balcon de nos hôtes. Mais à la limite, tant qu'à se faire voler, on préfère que ça aille dans les poches des Cambodgiens.

A la frontière, il nous reste donc 2 dollars pour manger et pour dormir. Après avoir jeté des regards plus ou moins sympathiques sur notre crasse, le "chief of police" propose de nous changer et d'aller manger GRATUITEMENT (le mot magique) au casino de Poipet. Vêtus de nos plus beaux tee-shirts, nous entrons au casino avec l'assurance désinvolte de deux cheikhs saoudiens venant dépenser leurs millions. Nous traversons la salle de backgammon en essayant d'étouffer le "floc floc" de nos chaussures trempées dans l'épaisse moquette. En face du buffet, après un léger temps d'hésitation, nous remplissons deux assiettes de mets copieux et succulents. Dans cette salle froide et tape-à-l'oeil, nous sommes les seuls étrangers parmi les joueurs Thaïs (vulgaires et mornes) et le personnel cambodgien (pléthorique, souriant et peut-être pas si dupe).

En tout cas, je pense que jamais, le casino n'avait connu deux appétits si heureux d'être comblés. Dessert, café, toilettes, sortie royale, le torse bombé et le regard fier. Nous avons attendu d'être dehors pour exprimer grassement notre satisfaction. D'un coup, on a oublié nos 120 dollars piqués le matin même. Sache, "chief of police" de Poipet, que nous n'oublierons jamais ton filon, ni ton petit sourire satisfait lorsque tu nous as dit : "si on vous pose des questions, dites que vous êtes invités par la police..." Merci, chief.

Départ au petit matin pour la Thaïlande, après avoir bâfré une dernière fois, en y mettant toujours autant de dignité. Derrière la barrière blanche et rouge, le bourbier devient autoroute. Nous changeons de monde.

Ça, vous le verrez dans le prochain épisode, qui se déroule en partie à Paris. Un vrai roman, ce voyage. Mais tout est vrai, je le jure.

En attendant, on vous conseille de vous promener sur le site.

D'ailleurs, ce site, vous êtes chargés de le passer au crible pour débusquer les fautes d'orthographe (ou aussi les erreurs techniques). On en a laissé ça et là pour voir si vous les trouverié. Et pandant qu'on y é, dites-nous ce qui vous déplaît ou ce qui pourrait être ameliorer. Vraiment, grâce à vos remarques constructives, on pourra le rendre encore mieux, enfin, on essaiera.


Quelques mots de Xav':


Si vous avez été émus par la vie de ces enfants de Pnom-Penh, donnez leur un petit coup de main en cliquant ici .

Ah, vous en redemandez ? Si vous cliquez ici, vous comprendrez qu'en Thaïlande, sourire veut dire "bonjour"

kilométrage dans le pays, à vélo: 410 --- kilométrage dans le pays en bateau: 390 --- Total du kilométrage à vélo: 14200 --- Total du kilométrage en car / pick-up / avion : 19540

Vous avez aimé le relookage du site ? ... Non ? Oui ? Allez faire un tour sur nos Coups de Coeur: quel que soit le sujet que vous choisirez, il vous déridera.

Mon carnet de bord est encore humide, mais le voici tout de même (Fichier = cambodgexavier.rtf; Taille = 48 ko), assisté de la carte du Cambodge (carte-cambodge.tif, 32 ko): de la boue de la tête aux pieds (mais un grand sourire sur cette tête).

Frontière - kompong Cham : 90 km épuisants et boueux, vélo --- K-C - Pnom Penh : 90 km de bateau --- PP - Siem Reap : 300 km de bateau --- Siem Reap, Temples d'Angkor : 150 km à vélo --- Siem Reap, Sisophon, Poipet : 170 km de routes merveilleusement impraticables --- récompense lors du festin au casino

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