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Version à imprimer >> Carnet de route : Pakistan Frontière Irano-Pakistanaise.
Dans Balutchi Street, quatre français à vélo s'étreignent
bruyamment. Maud et Sybille, en pleine forme, seront en France dans deux
mois. Le voyage les a vraiment épanouies, ça se voit à
l'oeil nu. Mais Maud ne peut plus attendre, elle rentre pour l'homme de
sa vie, rencontré... quatre mois avant leur départ. A la sortie de Quetta, nous découvrons le Pakistan. Ou plutôt le Baloutchistan pakistanais. Heureux d'être sur les vélos après tant de stop. Sur les petites routes désertes, le paysage aride nous avale. Il fait plus de 48 degrés à l'ombre... mais si seulement il y avait de l'ombre. L'eau sort bouillante de nos gourdes (pleines de vase). Le temps que les micropurs agissent, impossible d'avoir de l'eau fraîche. Or, nous buvons au moins sept litres par jour. Les vélos glissent, des ailes nous poussent. Les minuscules forteresses de terre semblent posées là pour plaire à l'oeil. Le feuillage des arbres fruitiers dépasse gaiement les petits remparts. On devine sans peine que derrière, dans l'ombre épaisse, des hommes attendent que la journée s'écoule, que la fournaise s'apaise. Le soleil, vers qui nous pédalons le matin, prend sa journée pour aller se coucher dans notre dos. La vie redevient simple, calme, lente. Vers 10h30, la chaleur insupportable impose la pause. Dans un village de terre, nous choisissons une petite maison vide bordée par une cour ombragée. Un vieil homme barbu vient nous rejoindre. Par gestes, il nous propose à boire et à manger. Nous refusons poliment en demandant juste l'autorisation de dormir dans la cour. Il accepte, souriant, et revient deux minutes plus tard avec d'épais matelas. Touchés par tant de gentillesse, nous sombrons dans le sommeil heureux comme des pachas. Un peu plus tard, des "Bismallah Alrahman alrahim" me réveillent en sursaut. C'est le "barbe blanche" de tout à l'heure. Je me rendors un peu ronchonne, en me demandant ce qui lui prend d'avoir une crise mystique sous un cagnard pareil. Dans mon demi-sommeil, j'entends des pas mais je refuse d'ouvrir les yeux pour ne pas attirer l'attention. Murmures, froissements de djellabas : je comprends seulement maintenant. Nous sommes dans la cour de la mosquée. C'est l'heure de la prière, "barbe blanche" est le muezzin et c'est pour cela qu'il chantait tout à l'heure. Je referme les yeux, le visage barré d'un sourire incontrôlable : comment aurait réagi un curé de campagne si deux vagabonds poussiéreux étaient venus s'affaler sur le perron de l'église quelques heures avant la messe? Décidément, si l'Islam nous hérisse sur beaucoup de sujets, l'hospitalité musulmane est tout bonnement déconcertante. Les rares arbres rétrécissent
et les nids de poule grossissent. Nous quittons les routes fraîchement
refaites pour les cahots des pistes. Evidemment, l'asphalte disparaît
quand le relief apparaît. " Oh la la, il est 18 heures, il faut vraiment qu'on y aille. 7 km par jour : à ce rythme là, on n'est pas arrivés... " Dernier thé, dernière clope, autres thés... Après un fou rire inoubliable, nous quittons des amis. Nous passons devant des cantonniers. Une dizaine de corps qui cassent des cailloux sous le soleil. Les yeux vaguement protégés par des lunettes fissurées. Comme ils ne gagnent qu'un dollar par jour, ils font travailler leurs enfants. Pour pouvoir les nourrir. Vers 19h, les ingénieurs nous rattrapent sur la piste. Ils veulent absolument nous inviter chez un de leurs amis, là-bas, pas loin. Dans cette maison, quelque chose nous surprend : ni femme ni enfants ne peuplent les lieux. Ziarat nous explique. "Notre ami ne vit pas là. Ici, c'est juste pour faire la fête. Vous voulez du whisky ?" Non, vraiment c'est gentil mais par 40° ça ne nous dit rien. "Si si, buvez, c'est bon pour vous..." L'un des ingénieurs, celui qui m'avait fait tant rire, devient franchement agressif avec moi. "Je t'interdis de parler à qui que ce soit. Tu restes ici et tu ne bouges pas." Je lui rappelle sèchement que je ne suis pas son esclave avant de m'éclipser dans le jardin avec Xavier, censé être mon mari. Deux invités devisent tranquillement, ils nous accueillent dans leur discussion qui, forcément, dévie sur la condition des femmes au Pakistan. "Aimeriez-vous être nés femmes dans ce pays ?" La mauvaise foi de l'un nous décourage. Dans la salle à manger, le couvert est servi. Sur un beau tapis, des plats appétissants se succèdent. Tikka (brochettes) de poulet, riz aux amandes et au safran, aubergines confites, mouton en sauce... mon dictateur arrive. Pitoyable. Il s'affaisse, attrape une tikka, croque dedans et la balance sur le tapis avant d'en entamer une autre, de m'ordonner d'en entamer une autre. Nous sommes consternés. Les invités n'ont pas l'air trop choqués. Ils luttent bien trop contre leur propre ivresse. Ziarat (c'est son nom) plonge les mains dans le plat de riz avant d'y enfoncer sa tête (merde, j'en voulais). Puis il se relève péniblement pour aller baiser les pieds de son patron, le seul à être sobre. Cinq fois de suite, il s'effondre sur des plats pour aller baiser des pieds. Il finit par se relever pour se vomir dessus. Personne ne bronche. Voilà. Nous avons assisté à une orgie. Comme ils savent qu'ils pèchent, lorsqu'ils commencent à boire, ils boivent à s'en rendre malade. Nos invités s'en vont. J'en ai assez vu, je pars me coucher. Bon réflexe. Notre hôte a tanné Xav' pendant une heure pour qu'ils regardent des films pornos "XXX, sir, XXX". Mon mari a eu un mal fou à s'éclipser. La route, le vent, la chaleur, les campements nomades, la poussière, les villages, le silence; nos jours sont bénis. Baloutchistan. Beauté fracassante
des paysages. Pistes désertes. Bergers qui surgissent du néant. Le temps s'accélère. Damien (le plus vieil ami de Xavier) vient nous rejoindre à Lahore. Il arrive dans 3 jours et il nous reste 500 km. Le stop continue. Deux vélos et deux cyclistes perchés à 8 mètres du sol, sur six tonnes de charbon. Deux cyclistes qui sautent du camion et foncent vers la tchaikane lors des pauses "tchai", parce que si on ne paye pas la tournée tout de suite, les camionneurs l'offrent infailliblement. Eux qui ne gagnent rien. Dans le Baloutchistan, nous devons nous battre pour payer. Incroyable. Comme ces nuits dans des villages perdus. Ces nuits où nous ne savons dire que "namasté" (bonjour) et "shukria" (merci). Ces nuits où nous arrivons crasseux et affamés (très peu de villages pour se réapprovisionner), où l'on nous nourrit, où l'on nous borde. Nous avons réappris à être tout simplement heureux.
Deux soeurs magnifiques, une mère
veuve et digne, des charpoïs (lits) dans le jardin. Pour Zia, c'est
la soirée des confidences. Il nous raconte son rêve :
faire le tour du monde à moto. Plus tard viennent les raisons de
ce rêve : sa cousine, avec qui il veut se marier, vient de
le rejeter après trois ans d'amour platonique. Elle vit aux Etats-Unis,
revenait chaque année pour le voir mais désormais c'est
fini. Maintenant, c'est son obsession, il ira à moto aux Etats-Unis
pour lui parler. Je suis captivée par son histoire. C'est la première
fois depuis le début du voyage que je croise un vrai rêve.
D'habitude, l'espoir se borne à émigrer en Europe pour tenter
d'y gagner sa vie. Zia est plutôt du genre à la dévorer,
sa vie. Je lui souhaite vraiment de réussir. Obtiendra-t-il un
visa, lui, le jeune Pakistanais en quête d'aventures? Pour nous
c'est tellement facile. Mais lui ? Pakistan ? Bouak, pays de
fous, de militaires et d'intégristes. Voilà ce que dit le
monde du Pakistan. Nous même pensions l'éviter, en prenant
un bateau à Oman. Nous en avions peur. Cette andouille me lance ça d'une voix langoureuse. Nous éclatons de rire sous la nuit transparente. Il est temps de rejoindre mon lit. Dix minutes plus tard, une présence me réveille. Zia est dans la chambre. Folle de rage, je le jette sans délicatesse. Il m'a fait peur, ce con... Au petit matin, une carte "Why we are friends" (avec 96 réponses à cocher) me gratouille la joue. Il y présente ses excuses, précisant qu'il couldn't sleep on the night et qu'il y a eu big misunderstood. Tout cela dans un anglais approximatif et charmant. Un ami de plus avec qui nous échangerons des e-mails. Multan - Lahore en AirBus. C'est à dire un autocar sans fenêtres, lancé à tombeau ouvert sur les routes défoncées. Des bras et des jambes sortent des trous béants, fouettés par les rideaux. Finalement, la meilleure place s'avère être le toit, coincés avec nos vélos. A chaque pause, des gamins nous hissent sodas et samossas pour une petite poignée de roupis. Le paysage n'a jamais défilé aussi vite. A chaque cahot, notre corps fait des bonds. En bas, des buffles aux profils préhistoriques passent la journée dans l'eau. Leur dos sert de plongeoir aux enfants.
Après une nuit barricadés dans une chambre sans fenêtre, nous commençons notre enquête pour trouver des musiciens. Nous avons une liste. A l'office du tourisme, ça commence mal : "celui-là, mort trois mois avant, celui-ci, mort six mois avant, lui, mort deux mois, lui vivant mais très malade, hôpital, elle, morte quatre mois, très dommage, très grande chanteuse." Il y a une hécatombe de musiciens, c'est incroyable... Après moharram en Iran, nous voilà maudits au Pakistan. Finalement, on nous donne une adresse précieuse : l'Alliance Française de Lahore. Nous y rencontrons Olivier Litvine, directeur ultradynamique, passionné... et musicien. Quelques coups de fil et pof , il nous organise deux soirées exceptionnelles cette semaine. Et comme nous sommes jeudi, il nous emmène à Shah Djamal. Toutes les semaines, les soufis s'y retrouvent sur le tombeau d'un saint. Deux percussionnistes martyrisent remarquablement leur "dhôl" (tambour). Face à eux, une vingtaine de fidèles entrent en transe, chacun d'une façon différente. Mus par les battements envoûtants. Un public accroc et réceptif vient chaque semaine : c'est une drogue, cette "musique". La techno n'est pas plus rapide. Un jeune danseur capte mon attention. Peau cuivrée, robe rouge, bracelets de clochettes aux chevilles. Il entame une danse sauvage. Sa tête s'emporte avec une mobilité époustouflante. La danse n'a plus rien d'humain. On croirait un rituel mystérieux, l'imitation d'animaux sacrés. Il pourrait être Indien d'Amazonie, apache, ou l'un des rares aborigènes qui n'ait pas sombré dans l'alcoolisme. Il pourrait être n'importe lequel de ces hommes "libres"; ces espèces humaines en voie de disparition dans l'indifférence hypocrite de notre troisième millénaire. Enduite de sueur, sa robe de coton rouge semble désormais en soie. Il ne voit personne, sauf Dieu. Dieu qu'il est beau... Il vibre. Il vit. Je le perds, le regard attiré par d'autres transes, tourbillons gracieux ou ivresse sublime. Tous les jeudis soirs à Lahore. Extraordinaire. Comme Olivier possède un permis d'infidèle (c'est marqué texto sur un papier officiel), il a le droit d'acheter de la bière. La soirée continue donc en face d'une bonne blonde bien fraîche. En 6 mois, c'est notre 3ème bière. Isabelle Weiler est là elle aussi. Elle travaille avec Olivier à l'Alliance. A 25 ans, elle est partie pour 18 mois au Pakistan. Courageux de vivre ici pour une jeune femme seule. Vive, cultivée, tout simplement sympa, elle nous laisse les clés de son immense appart' pour le week-end, puisqu'elle part à Peshawar. Depuis Damas, l'accueil des expatriés français nous épate. Samedi, Damien arrive avec trois
tonnes de bagages destinées à nos vélos. Heureusement,
il apporte beaucoup de chocolat : on s'allégera très
vite. Epuisé par le décalage horaire et la chaleur moite,
le pauvre Damien ne récupérera pas ce soir : Olivier
a invité Mazhar et son groupe. L'Alliance Française a de la chance d'avoir Olivier et nous ne tarirons pas d'éloges sur lui. Il aime le Pakistan, connaît son boulot, s'y investit comme un forçat et partage ses découvertes. Deux jours plus tard, notre bienfaiteur nous invite notamment à une soirée privée exceptionnelle, sous les étoiles de Lahore. Plusieurs musiciens se succèdent, faiblement éclairés par quelques bougies tremblotantes. Javaid Bashir Ahmed Khan chante le qawal, musiques religieuses longtemps réservées aux initiés et popularisées par Nusrat Fateh Ali Khan. Interdiction de filmer, photographier ni enregistrer. Tant mieux, pour une fois, nous en profitons à 100%. ... Mais pour votre service, quelques jours plus tard, je peux enregistrer un concert public de Javaid (lahorejavaid.mp3, 594 ko; Origine=Pakistan). Pendant ce temps là, Xavier et Damien se baladent vers Peshawar, dans le Nord du pays. Je préfère prendre le temps de flâner dans Lahore, retourner voir mon ange rouge des transes soufies, bref, me poser un peu. J'ai désormais des vrais amis pakistanais, notamment Khalid, qui dévoile pudiquement ses faiblesses d'humain, ses difficultés à comprendre et respecter tous les principes de l'Islam, malgré son amour pour Allah. Le premier, donc, qui ait du recul face à sa foi. On passe des heures à discuter. Khalid évoque aussi l'amour de son pays, et la défense des siens. Et juste à côté de son magasin, il y a l'Ambassador Hotel : Jean-Nicolas m'y invite régulièrement pour profiter de la piscine et parler à bâtons rompus. Une piscine, par 40 degrés, quel rêve. Au passage, merci Isabelle (Weiler) de m'avoir laissé rester dans ton appart' malgré notre grosse gaffe du week-end. En cherchant à tâtons l'interrupteur, nous avions déclenché le système d'alarme de la maison... Sympa les invités... Bon, je bavarde, je bavarde, mais il est temps d'avancer. Damien repart, Xavier revient, quelques éteincelles entre nous et nous partons pour l'Inde. Voilà en gros l'introduction du prochain chapitre de nos aventures. A bientôt...
Quelques mots de Xav' : Détail du parcours : Zahedan (frontière) Quetta Lorelai - monts Suleyman, Multan - Lahore - frontière indienne Ceux qui passent par Lahore et qui veulent avoir un aperçu passionnant sur l'artisanat des tapis du Pakistan seront sans doute intéressés par un petit CLIC de plus. Vous tenez absolument à partir pour l'Inde ? C'est si simple de nous écrire un e-mail, et puis, si vous saviez comme ça nous aide à pédaler.
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