Frontière syrienne.
C'est en revenant d'un trop court voyage en Syrie l'an dernier que Xav' a
eu l'idée de repartir, à vélo. Il avait
été fasciné par la gentillesse des Syriens. J'ai vite
compris pourquoi.
Nous sommes entrés dans le pays de Zénobie avec les poches
totalement vides, persuadés qu'il y aurait bien un moyen de retirer
de l'argent avec la carte bleue. Petits naïfs que nous sommes. Ma fi,
ma fi, ma fi (il n'y en a pas du tout, du tout, du tout). Mais aussi ma fi
mushkula (pas de problème) parce qu'on n'a pas fait cinq
mètres en Syrie qu'on est déjà invités
à dormir et à manger. Idem pour les trois nuits et neuf
repas suivants. C'est impossible de développer toutes ces
rencontres, donc j'en choisis une, pour donner l'état d'esprit.
Nous frappons à une fenêtre, sales et dégoulinants
dans la nuit pluvieuse. Un peu inquiète, une jeune mère de
famille nous ouvre. Son mari n'est pas là. Elle est seule avec les
quatre enfants. Dès les premières minutes, nous sommes
réchauffés par le calme harmonieux qui règne dans
cette famille. Tissam, la mère, prépare le repas pendant que
l'adorable Aïda (7 ans) me saute sur les genoux. Xavier
complète son vocabulaire arabe avec Kenan et Mohammed. Copieux
festin, groupés autour du poêle. Beaucoup de paroles, de
signes, de sourires. Je remplace Tissam à la vaisselle en lui
mettant dans les oreilles mes musiques préférées.
Pouvez-vous imaginer à quel point c'est merveilleux de voir
quelqu'un découvrir mozart et apprécier ? Puis Bach, Massive
Attack, Brel... Tissam plonge avec ravissement dans ces musiques aux
antipodes de ce qu'elle connaît et qui, jusqu'ici, laissaient nos
hôtes plutôt indifférents. Par moments, elle
enlève les écouteurs, plante son regard dans le mien, me
fait un bisou sur le front et replonge dans la musique en souriant de
bonheur. Un moment comme ça, cela justifie toutes les
galères d'un voyage.
A Damas, nous retrouvons mes parents. Après ceux de Xavier au
Caire, les miens viennent sur place vérifier que leurs petits
trésors vont bien. Nous partons avec eux en voiture pour Palmyre,
extraordinaire oasis inondée de colonnes et de temples romains.
Ils nous déposent à Alep où Julien Weiss nous
accueille dans son palais mamelouk entre deux tournées en Europe et
en Océanie. Julien Jalâl Eddine Weiss, d'origine
Franco-Suisse, maîtrise la musique savante arabe avec un
degré de perfection extraordinaire. Vous trouverez ses CD chez
n'importe quel bon disquaire.
Il joue du qânûn, une cithare complexe au son cristallin.
Voilà en cadeau un extrait du solo qu'il nous a offert, mais attention, le MP3 ne restitue pas toujours la
richesse des 1/4 de tons et cela vaut vraiment le coup de découvrir
ses CD.
Nous avons passé chez lui des moments privilégiés,
à parler du soufisme et des théosophes, dans son merveilleux
palais décoré avec un goût parfait. Cultivé,
érudit, drôle, fin, Julien Weiss fait partie des gens qu'on
est vraiment heureux de rencontrer, dans une vie.
Retour à Damas. Nous retrouvons notre fundouk rakhez (hôtel pas
cher) du quartier populaire. J'adore ces ruelles médiévales,
où les proéminences des maisons sont maintenues par des
poutres vermoulues. Les journées coulent doucement. Nous avons ici
nos petites habitudes. Le fallafel, le café turc chez les Soudanais,
les photos de Klein ou Willy Ronis au CCF, les discussions avec Djamel,
Mahair, Maruan et Victoria (que les Syriens appellent Factory parce qu'il
n'y a pas de "v" dans l'alphabet arabe...)
Nous enregistrons un concert de Qadri Dalal, virtuose du luth arabe, le
plus respecté dans son pays. (musique à venir...). Le pire, c'est que c'est
vrai tout ce qu'on vous dit sur "nos" musiciens. Entre les Gharsa, Abdou
Daguer, Tawfiq, Julien Weiss et Qadri Dalal, on ne sait pas si on les
mérite mais on a les meilleurs !
Yannick Cadin vient de nous rejoindre pour un mois de vélo,
après avoir passé un an à nous aider
pour ce site, "en backstage". Il roulera avec Xav' pendant que je
redécouvrirai le bonheur des voyages en solitaire. Nous nous
retrouverons par étapes. C'est un programme fabuleux qui nous
attend. Le désert, parfois enneigé. Les montagnes où
se blottissent de petits villages polychromes. Les bédouins et les
monastères.
Mon petit vélo me manquait, même si j'ai parfois des
fantasmes de motos et d'appartements parisiens (petites mélancolies
bien agréables, en fait).
Ahhhh, tu avais raison, Hélène, on est heureux. E.R.E
Barbu et souriant, Yannick arrive donc en Syrie. Xavier jubile. Enfin, il va pouvoir parler informatique sans avoir à affronter le regard morne d'une interlocutrice bornée.
Départ de Damas prévu le 5 février à 8h. Nous montons sur les vélos 32 heures plus tard. (En retard ? Nous ?).
Après deux nuits blanches consacrées au dernier carnet de bord, le supplice cycliste yannickéen commence. Montée de 30 km, vent de face, sous la pluie, de nuit. Sympa, comme hors d'oeuvre. Il faut absolument être au monastère de Saydnaya dimanche pour enregistrer la liturgie orthodoxe.
"Mais non, Yannick, tu n'as pas mal aux fesses. Ni aux cuisses. Tes genoux ? mouline : ça va passer !"
Pendant la messe, nous devons être les seuls à avoir des pensées païennes. Les femmes se prosternent en touchant le sol. Même les bébés ont un air grave. Après cette cérémonie austère, Xav' entame la longue série de nos gaffes. Le pope l'accueille d'un marhaba (bienvenue) et il répond "ya Allah", la réplique habituelle des musulmans. Silence. Nous sommes ici en terre chrétienne et le pope fait semblant de ne pas comprendre. Depuis 5 mois, nos phrases sont ponctuées d'inch'Allah, mach'Allah, Al' hamdulillah, Ya Allah, difficile de changer ses habitudes. D'ailleurs, on ne connaît pas les expressions laïques...
Palmyre? c'est par LÀ!!!
Rendez-vous à Palmyre dans une semaine. Les montagnes de l'anti-Liban hébergent ma solitude chérie. La route est belle, le soleil frais, les sommets enneigés. Invitations régulières pour boire des thés sucrés comme du miel chaud.
Maaloula
Dans ce village chrétien, certains habitants parlent encore l'araméen, la langue du Christ. Des maisons blanches et bleues s'accrochent à la montagne. Je m'assieds en face d'elles. Dans mon oreille, Piaf vient de chanter "Les amants d'un jour". Le minidisc est fini mais je ne le change pas, il faut vraiment me concentrer sur les photos. Quelques instants d'hésitation. Dans ma tête, le petit diable l'emporte sur le petit ange, à moins que ce ne soit le contraire. Merde, après tout, je peux mettre les Tsiganes... je suis dans ce voyage pour profiter de l'instant. Je suis dans ce monde pour profiter de l'instant...
Les tambours roumains tonnent avec puissance et bonheur. Comme ils pousseraient un soldat au combat, ils m'ordonnent inconsciemment de sortir mon appareil. La musique étouffe quelques rires. Trois petites filles rentrent de l'école avec leur mère. Elles attendent patiemment que je change d'objectif. Au 200 mm, ces adorables frimousses prennent presque toute l'image. Je déclenche au moment où la mère, encore dans le flou de la mise au point, les rejoint pour prendre la pose en riant. Clic. D'habitude, j'hésite à prendre ce genre de photos presque touristiques, pas très sérieuses pour Sygma. Mais celle-là, elle est comme je les aime. Toutes les quatre me remercient, le visage radieux. Lorsqu'elles s'éloignent, quelques photos s'imposent : les petites filles se retournent à intervalles réguliers, le bras agrippé à la jupe de leur mère et le corps tourné vers l'objectif. Au loin, un gamin fait des grands signes. Il est debout, sur le toit d'une église coincée dans les maisons. Une fabrique de je ne sais quoi envoie de la vapeur dans sa direction. Clic. Clic. Clic. Dans la rue en face, un homme en keffieh coupe à la hache le tronc d'un arbre municipal. Ses trois fils sortent de la maison en bondissant pour aller jouer. Clic. Une seule cette fois-ci. Après, c'est trop tard. Plus loin, des colombes dansent au soleil, face à la montagne déjà dans l'ombre. Clic, clic, clic, et paf, le bon clic. Elles se sont alignées en diagonale parfaite. Pas besoin d'en prendre d'autres.
Les violons bulgares pleurent l'histoire d'une famille tsigane. Je repose l'appareil pour écrire ces notes. Le froid rend mon écriture parkinsonienne. Illisible. Mais pour une fois, je me sens totalement sereine. La certitude d'avoir manqué toutes les photos ne vient pas me harceler.
Je m'apprête à quitter Maaloula sans avoir vu les monastères*** du Guide Bleu. La nuit va bientôt tomber, il vaut mieux trouver une famille d'accueil à l'écart de la ville. La musique de Latcho Drom m'explose la seule oreille qui fonctionne. Je suis heureuse, dans mes rêves.
Marion doit me toucher pour se faire entendre. Depuis 10 minutes, elle essaye de m'appeler. Avec son mari Patrick, ils s'offrent une lune de miel d'un an autour du monde. Intéressés par le "France Africa Asia" écrit sur le vélo, ils me proposent de partager leur chambre au monastère. Patrick a fait les Beaux-Arts. Il m'apprend à exprimer la perspective dans un dessin. Tous deux sont calmes, posés, détendus; leur voyage commence, leur bonheur est palpable.
Le lendemain, nous arpentons les monastères, la montagne et les ruelles tortueuses. Xav' et Yannick sont arrivés cette nuit, ils enlèvent la neige de la fontaine pour payer leur chambre. Je les quitte à nouveau pour rejoindre les paysages merveilleusement monotones de la steppe syrienne.
Ici, la badira (steppe ou désert) possède trois avantages considérables pour un voyageur à vélo. D'abord, le sol caillouteux permet de ne pas s'épuiser en pédalant. Ensuite, les distances sont suffisamment réduites pour quitter la piste et suivre un cap à la boussole. Enfin, des bédouins isolés, purs de toute invasion touristique, sont parfois là; ils nous offrent en insistant du fromage frais, des olives ou du thé. Lorsqu'en plus, le hasard vous dépose en face d'un Qasr abandonné, l'un de ces châteaux du désert construits par les califes omeyyades au VIIIème siècle, je vous laisse imaginer les sensations.
Me voilà lancée dans le vide à 10km/h (WOHEYYYYYYYYYYY). Un soleil rouge s'écrase mollement au loin. La nuit tombe en prenant son temps. Des oiseaux sortis de nulle part me suivent un moment avant de retourner nulle part. Au nord-ouest, quelques lumières vacillent. Ces habitants du néant promettent une soirée d'exception, forcément. Mais, plus je m'approche, plus le campement prend des allures de caserne militaire. Ah, on dirait même que le machin sombre est un mur de barbelé. Bah oui, en fait, c'en est un et les espèces de tours à côté, ça ressemble plutôt à des miradors. Je m'éloigne avec les premiers aboiements. Changement de cap. D'immenses poteaux électriques donnent la direction de la civilisation. Pédaler réchauffe. Je retrouve mes rêves éveillés, avant d'être interrompue par des glapissements lugubres. Loups ? Chiens errants ? Le croissant de lune ne permet de distinguer que des blocs immobiles sur le sol plat. Cailloux, touffes d'herbe rêche, traces du vélo. Rien de très vivant. Le bruit s'efface, revient, s'atténue, reprend de plus belle. Je lève la tête. Sur les poteaux électriques, les isolateurs en verre frottent contre le câble. Voilà la source de mes angoisses. Les aboiements ont disparu, j'ai démasqué les loups : il est temps de retrouver les mélodies envoûtantes de Goran Bregovic. Et de planter la tente.
A l'aube, 12 km de non-piste me séparent d'un campement bédouin. "Alhan wa salam, kaifal hal ?" Petit déjeuner : olives baignant dans l'huile, yaourt de chèvre et makdous, des aubergines fourrées aux noix et aux piments. Je découvre avec surprise que le lait de brebis chaud (avec sa peau) ne me fait pas défaillir (moi qui ne supporte même pas le lait stérilisé) -mais il s'en faut de peu. Idem pour les infâmes cigarettes brunes imposées par le sourire têtu du père. Echange de petits cadeaux, shukran jazilan jazilan jazilan, je reprends la route pour une affreuse journée. 12 heures de vélo quasiment non-stop à 6km/h, le vent de face en permanence.
Palmyre
La cité de la Reine Zénobie. Avec mes parents, nous étions déjà venus ici mais le charme reste intact.
Derrière les innombrables palmiers de l'oasis, une forêt de colonnes mène aux différents temples antiques.
Agora, salle des banquets. Personne. Pas un bruit, sauf le murmure du vent contre la pierre. A cet endroit, voilà maintenant 1900 ans, des hommes dévoraient le gibier du désert et les fruits de l'oasis. Une frise romaine court sur les murs. Les ombres dures de midi en accentuent le relief. Il me faut une bonne heure de dessin pour en restituer (platement) la géométrie complexe. Dans le théâtre, des chameaux pour touristes déambulent placidement. Je rejoins les somptueux tétrapyles et tant d'autres ruines que je préfère taire car elles n'évoquent rien lorsqu'on ne leur fait pas face. Les deux compères sont là; Yannick se transforme en photographe-caméraman avec une patience tout bonnement étonnante.
A l'hôtel, un journaliste de la radio syrienne nous attend. Vous devriez écouter, ça réserve des surprises sur la suite du programme...
(NB : depuis la Libye, Xavier s'appelle Eric parce que les arabes ont du mal avec "Eqzafier".
NB 2 : Je ne voulais pas monopoliser l'interview mais il exigeait une voix de femme. Il a fallu se battre pour qu'"Eric" puisse parler).
Nous repartons ensemble vers le désert. Ravitaillement à As Suckneh. Tous les villageois se retrouvent autour des trois vélos.
Une horde de gamins accompagne joyeusement notre départ. A Tibeh, lorsque la piste s'efface, ce sont des petits cavaliers qui nous prennent en course.
Leurs braves ânes galopent à quelques centimètres de nos roues et les gamins tressautent en indiquant le cap à suivre. Lorsqu'ils deviennent minuscules dans nos rétroviseurs, le silence reprend ses droits.
Scénario de film : un bédouin et son troupeau nous attendent derrière une dune. Il n'a pas l'air spécialement surpris de nous voir. Ses moutons non plus. D'ailleurs, ils continuent à grignoter des cailloux
Les brebis d'ici ont l'air vraiment beaucoup moins connes que leurs cousines occidentales. Peut-être que manger des pierres rend malin.
A voir... Le bédouin regarde le minidisc et je lui fais écouter mes chères musiques Tsiganes, tellement à leur place ici. Sourire discret.
-"Meuiin ouen ?" (d'où ça vient?)
-"Russia"
-"Ah, Russia..."
Il rend poliment les écouteurs et tend son bras vers l'Est pour nous indiquer la route du château.
Un peu plus loin, il nous retrouve à quatre pattes, en train d'essayer d'enregistrer le bruissement aquatique des moutons en marche. Là, pour le coup, il ne cache pas son étonnement.
On m'aurait dit que le cyclotourisme était un sport de glisse, je me serais gaussée. Un vélo de 50 kg, c'est plutôt moyen côté légèreté. Et pourtant... Dans les descentes, freins bloqués, le vélo accélère doucement dans le sable avant de rebondir sur une côte plus ferme. Freins relâchés, ça monte tout seul. Du pur plaisir. Xav' et Yannick se régalent eux aussi. Les dunes s'enchaînent harmonieusement. Le Stabat Mater de Pergolèse m'accompagne...
... et il est là, dans la dernière descente. Qasr Al Heir El Sharki. Le château du Calife Hicham. L'enceinte du Palais doit faire facilement 100 mètres de long sur 80 de large. Derrière, le caravansérail a presque les mêmes dimensions. Tout autour, du sable, rien que du sable et des petits cailloux. Nous prenons possession de nos nouveaux quartier, entre deux colonnes.
Une tempête de sable s'est levée, mieux vaut planter la tente à l'intérieur. Avec Xavier, nous partons chercher du pain chez des bédouins mais au bout de 100 mètres, la prudence conseille de revenir : on ne voit déjà plus l'immense façade, noyée dans le brouillard poussiéreux.
Des bêlements se rapprochent. Abdallah et son troupeau passent entre le Palais et le caravansérail. Abdallah partage notre thon-tomate et son pain. Dans un élan de sacrifice, nous déballons le trésor : Côte d'or Chocolat noir / amandes. A 18 heures, l'averse qui frappe la tente ne nous empêche pas de dormir déjà comme des pierres.
Le lendemain, vent de face toute la journée. Le surlendemain aussi, le surlendemain du lendemain aussi. Je hais le vent Syrien. Quand on va vers l'Est, il souffle vers l'Ouest. Si on choisit le Nord, il fonce vers le Sud. Nord-Ouest ? Sud-Est. Sud-Est ? Nord-Ouest. C'est presque aussi déprimant qu'un hiver à Paris. Tout cela n'est pas très bon pour le moral de Yannick. Son avion part dans une semaine et il constate avec angoisse que le nombre de kilomètres quotidiens prévus augmente d'autant plus vite qu'on roule de moins en moins. Cela dit, il est surtout ravi de vivre l'hospitalité syrienne. Se faire accueillir par des inconnus, demander son chemin et se voir obligé d'accepter un copieux repas en retour, entendre "feudal" sur "feudal" (entre), voilà une routine qu'il est heureux de vivre. "Je ne vois pas l'intérêt de voyager à vélo mais il faut avouer que ça change tout pour les contacts..." Fesses douloureuses et mains rongées par une allergie, Yannick part en stop pour Hama, évitant les deux journées de vélo harassantes que nous nous imposons avec Xav'. Un énième Mohammed nous invite à dormir... dans une station pétrolière. Barrage de l'armée à l'entrée. Mohamed défend notre cas et fait venir le lieutenant en pyjama. Nous nous retrouvons dans son bureau, en face d'une tasse de thé. Enfin, "bureau", c'est un bien grand mot. Sur la table, pas de dossier et encore moins d'ordinateur. Juste un paquet de mouchoirs et une brosse à dent coincée entre deux bics. Le papier peint tombe par plaques. Heureusement, sept posters du président et de ses fils maintiennent les derniers lambeaux. Un lit prend la moitié de la place parce qu'ici "on travaille 24h sur 24". Après une longue attente, on nous fait traverser la centrale pour rejoindre le bureau du "petrol mohandes" (ingénieur en pétrole). Là, c'est le luxe. Douche CHAUDE, repas surprise, maté argentin et lits tout confort dans l'infirmerie de la centrale. Décidément, on aura vraiment dormi partout pendant ce voyage.
A Hama, les intestins de Xavier partent en débâcle. Pas de quoi s'affoler. Comme il le dit lui-même, "vu tout ce qu'on mange, c'est ça qui nous sauve. Sinon, on serait enooooormes." Il repart tranquillement vers Damas pendant qu'avec Yannick, on s'apprête à visiter l'un des plus beaux châteaux forts du monde : le Krak des Chevaliers. Pour plein de raisons très valables (temps compté, météo pourrie, flemme) nous passons de pick-up en pick-up. 50 km à vélo, 200 en stop.
Dans les villages chrétiens, difficile de se faire héberger. L'hospitalité arabe, cela signifie hospitalité musulmane. A Ein Hlakem, gelés par une tempête de grêle, nous demandons 4m² sous un toit pour étendre nos tapis de sol. Refus. Dix mètres plus loin, un homme nous fait poireauter devant sa porte pour consulter sa femme. Re-refus. Il fait vraiment un froid de canard. Impossible de planter la tente sous la pluie dans les montagnes (c'est peut-être possible en fait, mais ça ne nous tente pas beaucoup). Comme deux vagabonds misérables, nous traversons le village en poussant les vélos. Une échoppe est encore ouverte. Le cordonnier.
"Feudal, feudal !" lance-t-il en nous voyant. Après 6 mois de conversations arabes quotidiennes, ma grammaire est toujours aussi élaborée. En traduction littérale, cela donne : "s'il vous plaît, possible nous dormir là ? Pas de problème nous dans vélos avoir couverture, matelas, manger. Nous juste besoin chaud et pas pluie." "Feudal, feudal" répète Ghassam. Il enlève à la pelle les tas de cuir qui jonchent le sol et installe deux chaises près de la sooba, l'éternel poêle à mazout cyclopéen présent chez tous les Syriens. La vieille Singer à pédale -achetée d'occasion il y a plus de trente ans- bloque l'accès au comptoir. Dans cette minuscule boutique, remplie de lacets et d'embauchoirs, Ghassam a réuni ses passions. Une quinzaine de canaris s'égaye dans les cages pendues au plafond. Les neys (flûtes de roseaux) dorment sagement dans leur étui. Et les outils importés, conservés avec soin dans leurs boîtes d'origine, nous sont présentées non sans fierté par l'artisan habile.
-Tu joue du ney, Ghassam ?
D'un sourire, il nous promet de jouer plus tard avant de disparaître. Nous discutons deux heures passionnantes avec Yannick, avant de le voir réapparaître. Un plateau de nourriture à la main.
-Oh, Ghassan, merci beaucoup mais nous manger dans vélo...
-Non non, bienvenue. Ca, c'est le miel du village, ça, c'est le fromage de nos chèvres, voilà des tomates, de l'huile et du zaatar (NB : mélange anis, réglisse, cumin, sésame). Bienvenue...
Sur le plateau, il a même mis de la Vache qui Rit "faransawi". Dehors, il pleut des chiens et des chats. Dedans, les canaris piaillent. Ghassam choisit un de ses neys. Le son fragile et plaintif s'élève doucement dans la petite échoppe. Ce genre de soirée ressemble aux cadeaux du hasard. Nous étions sous le charme.
Le Krak des Chevaliers, consolidé par les Croisés en 1099, pouvait héberger 2000 chevaliers et 1500 soldats. Pour donner une idée de sa taille. Il se dresse au sommet d'une colline. On peut passer des heures à admirer le travail des architectes. Les murs de 8 mètres d'épaisseur, les voûtes, les arcs gothiques, les salles gigantesques, les renforts biseautés, les mâchicoulis... Mais un jour de pluie, comme aujourd'hui, ça vaut vraiment le coup de descendre dans les hammams. L'escalier s'enfonce vers l'obscurité. On reconnaît à peine les salles de bains installées par les Arabes au XIIIème siècle. Les gouttes qui passent entre les pierres du plafond tombent une à une dans des "plofs" dramatisés par l'écho. Parfois, un rai de lumière éclaire rapidement la pierre humide, presque huileuse. On se sent échoué dans un cachot médiéval.
Vraiment, la Syrie est un pays fabuleux. Même s'il vaut mieux le visiter en touriste qu'y être né.
De retour à Damas, Sarah et Hanone, rencontrées à Palmyre, nous installent confortablement dans leur appartement. Yannick part pour l'aéroport un samedi à 5h du matin. Hormis ce départ à une heure excentrique, la cohabitation était absolument parfaite.
De notre côté, on joue les VIP. Entre les interviews à la télé et aux journaux, on se retrouve invités chez monsieur l'Ambassadeur. Un homme charmant d'ailleurs. D'autres nous auraient éjectés vite fait en voyant nos frusques salies au camboui. Petite déception tout de même : on aurait bien ramené des Ferrero Roche d'Or à Sarah et Hanone, mais il n'y en avait pas, des Ferrero, à la réception de monsieur l'Ambassadeur. Et les médaillons de boeuf sauce à l'ail, c'est beaucoup moins pratique à cacher dans les poches. Cela dit, c'est bon aussi. Au cours de ce passage dans les hautes sphères de l'État, nous enregistrons des musiques de la Renaissance française, bientôt disponible sur le site rubrique L'Itinéraire en musique/France Italie. Joseph Sage, le contre-ténor a une voix hallucinante. C'est dommage qu'on ne puisse pas vous montrer son visage lorsque la musique jaillit. Thierry Meunier, le luthiste, nous a régalé de son humour. Comme tu dis, Thierry, c'était très bon ce petit resto. On reviendra.
Notre statut de VIP s'est volatilisé à l'ambassade d'Iran. Après nous avoir fait mijoter l'espoir d'un visa pendant cinq semaines, après avoir rempli 423 formulaires, c'est non pour le visa touriste. (ou sinon, il faut qu'un Iranien remplisse pour nous des formulaires d'invitation à Téhéran. Bref, c'est très pénible.) Il faudra prendre un visa de transit à l'ambassade d'Iran d'Ankara. En revanche, nous avons pu remarquer qu'en territoire iranien (du moins dans l'ambassade), j'avais la faculté extraordinaire de devenir transparente. J'ai beau parler ou faire des signes, personne ne semble me voir ni m'entendre. "Eric" était presque aussi exaspéré que sa cousine voilée mais on reste confiants. Il y a toujours une sacrée différence entre l'administration et la population.
Mach'Allah !
Un peu de ville, pour changer :
Parfois, j'aimerais qu'on m'explique.
On débarque avec nos frusques tâchées de cambouis. On
se plante devant eux (avec un sourire) en disant : "nous voyage vélos
chercher musiques dans tous pays, possible enregistrer vous ?" Et les musiciens se mettent en quatre pour nous organiser un concert privé.
Mais ce n'est pas fini. Celui des deux qui a les cheveux très
courts (la fille) leur explique que "Problème il y a. Moi
photo besoin endroit beau. Possible Palais Azem ?" Et on
obtient un concert privé dans
le Palais Azem (1 Mo), Hama, Syrie. Un palais du XVIIIème siècle,
rafraîchi par une vaste fontaine et des citronniers aux branches
fournies, un palais où des fresques écaillées nous
parlent de volupté, un palais où les lions des mosaïques
rugissent férocement... un très, très beau palais.
Le fleuron d'Hama. C'est d'ailleurs son musée. Aujourd'hui,
vendredi, il est fermé au public. Yasser As'ad Al Bakri chante les
mélopées mélancoliques de la ville ancienne,
accompagné d'un violoniste, d'un luthiste et d'un percutioniste.
Tous ont revêtu les djellabas de leurs ancêtres.
Avec Xavier, nous sommes assis sur d'épais coussins au fond de
l'iwan (le salon-cour des belles demeures). Yasser chante, se lève
pour danser et m'oblige à l'accompagner, pendant que ce lâche
de Xav' fait semblant de ne pas être concerné. Et ricane intérieurement...
je ferais pareil. Ce rendez-vous, on l'avais pris dix jours plus tôt
en passant à Hama avec Yannick. Entre temps, Yasser nous a fait
faire des cartes de visite argentées en anglais et en arabe, avec
noms, adresse à Paris et adresse Internet. Vraiment, parfois,
j'aimerais qu'on m'explique.
"Rendez-vous à Alep.
Profite bien de ta balade."
Pour nous deux, ces séparations sont des ballons d'oxygène. De mon
côté, cap sur Apamée. Une colonnade romaine de deux
kilomètres. 1200 colonnes qui jaillissent une à une du
brouillard. D'invisibles oiseaux piaillent doucement. Sur le chemin du
retour, le soleil essouffle la brume. Ahmed, le gardien du site, m'offre
sa maison. Il part dormir chez sa belle-famille, où sa femme vient
d'accoucher. Le lendemain, il me sert un festin de poisson avant de me
rendre la liberté de la route. Ahmed vit sur un site fréquenté
: des touristes, il en voit tous les jours. Parfois, j'aimerais qu'on
m'explique. L'ai-je déjà dit ?
Jusqu'à Alep, le croassement
des grenouilles accompagne le bruissement du vent. Je vous épargne
le Château de Saladin et les "villes mortes" du VIIIème
siècle sinon cet e-récit va encore faire 3 km de long. La Syrie est époustouflante.
Alep
Philippe Georget, le conseiller
culturel de l'ambassade, nous a réservé la résidence
des artistes pour deux nuits. Un charmant petit palais mamelouk au coeur
de la vieille ville. Rien de moins. A l'agence culturelle française,
Leïla et Marie-Hélène nous organisent des rencontres
musicales. Catastrophe, elles nous proposent d'embarquer les vieux
magazines français de l'agence. Déjà, nos vélos
ont pris beaucoup de poids cet hiver, mais maintenant, on ne monte plus
dessus, on les escalade...
Juste avant de passer la frontière, un homme nous aborde dans la
rue et nous force presque à manger chez lui. Nous entrons en
Turquie dans le noir, sous la pluie, avec un ventre énorme. Le
douanier insiste : "Quels problèmes avez-vous rencontrés
en Syrie"? Il accueille nos "problem yok" (non problèmes)
avec une incrédulité soupçonneuse. Dodo dans la cafétéria
de la frontière, à côté d'un poivrot ronfleur.
Au réveil, les serveurs nous apportent un petit déj' copieux
et refusent nos millions. Car nous sommes multimillionnaires, maintenant.
Récidivistes, d'ailleurs puisque ça nous était déjà
arrivé en Italie.
Jusqu'à Ankara, les millions ne sortent pas beaucoup de nos poches
: on nous offre presque tout. Nous connaissons le turc de survie "kaç
para ? Olâlâ çok çok pahale... mumkun indirim ?
Techekul ederem" (combien ça coûte ? oh la la c'est très
très cher. Réduction possible ? Merci beaucoup). On se sert
surtout des deux derniers mots.